Par Serge Giguère
Point de départ
J’ai rencontré Louis-Edmond Hamelin lors d’un tournage à l’automne de 1972. Je faisais alors partie de l’équipe du cinéaste Pierre Perrault de l’O.N.F., à titre d’assistant caméraman. Perrault avait réuni au Mushuau-nipi, sur la rivière George au nord de Schefferville, toute une panoplie de personnages pour faire le point sur le pays. Il y avait là deux chasseurs innus, un biologiste du caribou, un père oblat, missionnaire chez les Innus, et des intellectuels comme Fernand Dumont, Rémi Savard et Louis-Edmond Hamelin. Ce tournage fera partie d’un film qui s’appellera Le pays de la terre sans arbre ou le Mushuau-nipi. Je me souviens encore de l’enthousiasme du géographe Louis-Edmond Hamelin qui explorait la toundra avec son piolet et qui parlait avec passion autant du pergélisol que de l’histoire plusieurs fois millénaire de l’arrivée des autochtones dans cette toundra mythique, lieu de leur rassemblement traditionnel.
Ma seconde étincelle
Trente ans plus tard, vers 2002 ou 2003, j’ai entendu de nouveau Louis-Edmond Hamelin à la radio. Je me faisais alors la réflexion, compte tenu de mes souvenirs et de mon goût pour les personnages plus grands que nature, que Louis-Edmond Hamelin vaudrait bien qu’on lui consacre un film. Je laisse l’idée m’effleurer, mais je suis trop occupé par le film que j’ai entrepris sur les passions de personnages âgés, qui deviendra « À force de rêves ». Louis-Edmond Hamelin aurait pu être le sixième personnage de ce film. Il aurait sans doute été le géographe qui se passionne pour un « Québec total » comme il le dit. Mais le temps accordé à cinq personnages dans un film de 84 minutes ne nous aurait pas permis d’approfondir le propos de cet homme sur plusieurs facettes fondatrices de notre imaginaire collectif.
Deuxième rencontre
Le hasard fit bien les choses finalement. En 2006, Suzann Méthot, maintenant directrice québécoise de l’Initiative boréale canadienne, est venue frapper à la porte des Productions du Rapide-Blanc en disant à la productrice Sylvie Van Brabant qu’il fallait absolument faire un film sur Louis-Edmond Hamelin. Sollicité pour le réaliser, j’ai hésité un moment, trop pris par la finition de mon dernier film, mais j’ai finalement répondu : présent ! Je me souviens encore de la réception chaleureuse de monsieur Hamelin quand j’ai frappé à sa porte par une belle journée de septembre: « Bienvenue à un homme qui a connu le pays de la terre sans arbre avec nous ! » en faisant référence à notre rencontre de 1972 sur le film de Pierre Perrault. La table était mise. Dès lors, la simplicité et la sensibilité de l’homme, malgré son érudition, m’ont séduit à nouveau. Là, je me suis mis à lire ses nombreux livres et articles et à me creuser la tête, à me demander si j’étais le bon interlocuteur face à un intellectuel de sa trempe ; c’était le premier film que je tentais avec un penseur, un érudit.
Mais en fait, mon but, si je devais en avoir un en entreprenant ce film, serait le même que pour mes autres films: rendre hommage à des êtres qui ont ceci de particulier qu’on se projette en eux, qu’on trouve dans leur vie des points d’attache auxquels on peut facilement s’identifier, des individus qui ont inscrit leur petite histoire dans la grande, souvent sans le vouloir. J’avais donc devant moi un personnage qui me faisait vibrer, qui portait une sorte de poésie, et qui, de plus, offrait un sujet captivant à première vue : le concept de nordicité dont il était l’inventeur.
Mes tournages
La période du tournage est ma préférée dans la réalisation d’un film. Avec Louis-Edmond Hamelin, je me suis d’abord rendu souvent à sa rencontre chez lui, à Québec, pendant plus de quatre années, toujours avec ma caméra prête à tourner, et ce dans des rencontres informelles, seul à seul avec lui. Le temps de l’apprivoisement est important pour moi. J’avais une idée en tête, je voulais voir le personnage sortir de ses discours préparés et éviter les entrevues formelles. Je ne sais pas faire autrement. Les oublis d’aborder tel ou tel sujet dans des tournages précédents deviendraient des moteurs pour un prochain tournage, que je me disais.
Je lui ai proposé bien souvent un canevas en lui téléphonant, et ensuite, rendu chez lui, je me laissais entraîner par le personnage dans des chemins de traverse qui bien des fois nous menaient plus loin que prévu. C’est le beau risque que j’ai pris, loin du formatage télévisuel. Parti en tournage pour chercher des pommes, je reviendrais avec des oranges !
De par ses expériences passées avec les médias, LEH voulait souvent savoir d’avance ce qu’on ferait dans une journée de tournage. Je lui disais qu’on parlerait peut-être de ceci ou cela. Mais sur les lieux, j’improvisais avec lui. Je tournais volontairement autour du pot en attendant qu’il s’allume réellement sur un de ses nombreux sujets de prédilection. Et on a tourné beaucoup, là, dans son bureau, dans son sous-sol plein d’archives, son espace de travail à lui en somme, sans plan précis, avec mes coups de cœur et les siens.
Le défi de cette approche dans l’improvisation, qui fut toujours une priorité chez moi, devait continuer à l’être encore avec lui. Me surprendre, être à l’affût, être à la chasse. Et si un matin de tournage, lui et moi étions en forme, cela donnerait peut-être une séquence avec une émotion sentie. Voilà ma petite idée : un cinéma qui rend un personnage au quotidien, sans fioritures. Mais d’autres matins, je revenais chez moi bredouille. La chasse n’avait pas été bonne.
Faire un film sur un géographe, dans un bureau, en ne « marchant » pas le pays, cela n’avait pas tout son sens pour moi. À un moment donné, ces tournages de témoignages à brûle-pourpoint ne m’étaient plus suffisants. Il me fallait du cinéma direct sur des lieux qui le confronteraient sur des enjeux de son parcours de géographe. Je ne voulais pas l’enfermer dans une tour d’ivoire du savoir et de rapaillage de souvenirs, si intenses fussent-ils.
Et c’est là, en 2009, que j’ai dû utiliser toutes mes ressources pour le convaincre de retourner dans la toundra au Nord de Schefferville, où nous nous étions rencontrés la première fois, cette fois pour prendre part à une rencontre importante entre Blancs et Autochtones sur les enjeux que soulevaient les droits revendiqués par les Autochtones sur leur territoire ancestral, le Mushuau-nipi. Bien sûr, je comprenais que ses hésitations de monter là-haut au Nord étaient valables. Il alléguait surtout qu’avec ses 86 ans bien sonnés, le risque pour sa santé de bourlinguer ainsi comme un jeune aventurier était un enjeu bien réel. Mais le jour où il a finalement accepté d’y retourner, j’étais aux oiseaux. J’allais pouvoir enfin le filmer sur le terrain, le voir marcher le territoire, et vivre avec lui une de ses maximes favorites : « la géographie s’apprend par les pieds ». Ce tournage a été un des plus beaux cadeaux que Louis-Edmond Hamelin m’ait fait. Il y avait là-haut, sous la tente, un auditoire qui réjouissait le vieux professeur en lui et aussi l’homme de convictions politiques qui parlait de ses expériences sur un des terrains nordiques qui les avaient vu naître. Je refaisais avec lui un pèlerinage dans un lieu qui m’avait aussi marqué profondément, étant jeune, autant par le paysage que par ma première rencontre avec des Autochtones. Voilà, j’étais en harmonie avec la vision du cinéma que je pratique ! Je ne couvrirais pas un sujet, je vivrais et revivrais des émotions d’appartenance. Et c’est là, je crois, le plus important dans une démarche personnelle du cinéma que j’aime.
La même préoccupation du cinéma direct, dans ce film, d’être physiquement sur les lieux, s’est fait sentir également quand il a été question de rendre compte des racines campagnardes de Louis-Edmond Hamelin. Il fallait que je puisse le filmer dans son village natal à Saint-Didace, il fallait que je marche à ses côtés sur les rangs de son enfance en levant de temps à autre la caméra sur les moments d’émotion que cela ferait naître. J’y tenais parce que je me reconnaissais là-dedans. Je viens moi aussi de la campagne. Cela m’habite et je me sentais à l’aise d’être là. Je pouvais m’identifier à lui encore un peu plus.
Le filmer encore et encore in situ, en action, avec sa capacité d’émerveillement de petit gars de la campagne, sur les glaces du fleuve et dans l’hiver que j’aime, tout cela me réjouissait et contribuerait selon moi à faire jaillir la richesse de mon personnage, richesse qui ne se serait pas révélée dans des entrevues à son bureau. En tournage, je pouvais sentir sa fierté de nommer le courage de ses père et mère qui ont contribué à façonner un pays. Lui-même dégageait la ténacité des pionniers. Ces images tournées sur le terrain ont fait ressortir ce quelque chose de candide, loin de l’austérité qu’on imagine chez un universitaire. J’ai senti que cet homme était habillé pour le cinéma qui me fait encore vibrer, le cinéma du réel.
C’est sans parler du plaisir que j’ai eu à rassembler des archives qui assoiraient les propos qui couvraient sa vie. Que ce soit le parcours de ses éphémérides tracé par les photos de famille ou la courbe de ses interventions politiques à travers les découpures de journaux soigneusement conservées : cette recherche a été inoubliable. Un autre exemple : un jour de tournage, il a mentionné sa première rencontre avec des Autochtones, adolescent, au Congrès eucharistique de Québec en 1938. J’ai trouvé une archive sur le sujet d’un cinéaste-fondateur de notre cinématographie, l’abbé Maurice Proulx. Quelle ne fut pas ma belle surprise, trente minutes après le début du film, de voir à l’écran pendant un mince 20 secondes, les mêmes Autochtones qu’Hamelin avait vu en 1938 ! Mince ou pas, j’avais l’image qu’il me fallait pour appuyer son souvenir de jeunesse.
Le montage
Des films que j’ai faits, celui-ci fut le plus difficile à structurer. Toujours avec le recul de ma monteuse et complice sur tous mes autres films, Louise Dugal, il fallait rendre compte d’un parcours sinueux, avec des points forts, mais sans oublier les passions du personnage pour des sujets à première vue secondaires dans son cheminement. Parfois, la matière que le géographe nous livrait était aride et pointue. On risquait souvent de s’enfermer dans un film pour un public restreint de spécialistes, conquis d’avance par la notoriété de l’homme et au fait de sa stature. Mais un jour il m’a interpelé en me disant : « Pourquoi n’appelles-tu pas ton film L’intellectuel vagabond ? »À première vue, cette vision de lui-même pouvait sembler farfelue, mais en y repensant, ma monteuse et moi, on s’est appliqué à faire le tour de ses sujets de prédilection, qui ne forment pas un tout homogène au premier coup d’œil, et qui donnent justement un côté « vagabondage » à la pensée qui anime notre homme. Mais je veux croire qu’on s’est approché de son identité la plus véritable en n’axant pas tout le film sur l’aspect prédominant de la nordicité, par exemple. C’est sans doute l’angle majeur qui nous retient dans un premier temps quand on pense à cet homme qui a inventé, de fait, le concept de la nordicité et tous les termes qui l’accompagnent. Je me disais qu’il n’y aurait peut-être pas d’autre film sur lui de son vivant. Alors, face à cette responsabilité qu’on se donne parfois, au montage, on s’est appliqué à vulgariser pour le plus grand nombre la vision globale d’un chercheur impénitent. Si ce montage peut simplement donner le goût à certains curieux de fouiller plus loin dans l’œuvre de l’homme, nous aurons réussi notre coup… Et on espère qu’on va, au mieux, faire vivre au spectateur un voyage cinématographique inédit par un montage qui voit large, qui surprend, qui rebondit d’une séquence à l’autre.
Conclusion
Avec ce film sur et avec Louis-Edmond Hamelin, je ne cherchais pas les grands exposés « mur à mur ». Je ne cherchais pas non plus à monter un dossier exhaustif sur les connaissances de l’homme. Je me suis seulement attelé à faire jaillir ce petit quelque chose en lui qui le dépasse, ce rien plus grand que lui-même, qui nous fait, comme spectateur, passer de l’histoire d’un individu à l’Histoire au sens large. J’ai voulu, à travers Louis-Edmond Hamelin, faire réaliser à ma manière, en images et en son, qu’on est habité au Québec par une réalité nordique omniprésente et qu’il y a quelqu’un qui a consacré toute sa vie à nous la faire connaître et à nous appeler à nous responsabiliser. Par ses expériences sur le terrain, il nous a montré ce que veut dire l’identité québécoise. Il nous a ouvert les yeux sur le fait que le Québec ce n’est pas uniquement la vallée du Saint-Laurent et le reste du territoire, un terrain de jeux où on exploite les richesses naturelles en continuant d’ignorer les Autochtones. C’est le principal défi qui nous attend et que Louis-Edmond Hamelin n’a eu de cesse, tout au long de sa carrière, de nous exhorter à relever.